Nous sommes sur une autre planète, dont nous ne saurons pas le nom; elle est soumise à un devenir simple mais non dépourvu de danger. En surface, autour du pôle magnétique, une banquise épaisse s’est formée à partir de la giration d’un courant marin froid. La population de la banquise se compose d’êtres hybrides, mi-hommes mi-pingouins. Des premiers ils cultivent l’intelligence technicienne qui leur permet, dans un milieu hostile, de développer une forme sophistiquée de civilisation. Des seconds ils possèdent l’instinct grégaire, une certaine maladresse physique qui les fait paraître un peu guindés, une bonne adaptation au froid polaire. Au coeur de la banquise, un cube monumental, protégé par des douves et de rares accès scrupuleusement surveillés, centralise les différents organes administratifs et politiques du pouvoir. Il sert également de laboratoire aux savants qui étudient en continu les variations de la banquise. Peu de contestation dans cette société rationnelle et abstraite. Les individualistes sont mal vus, la logique consensuelle est tellement forte et les contenus affectifs tellement pauvres que le langage des hommes-pingouins s’est atrophié jusqu’à se résumer à de simples chuintements de connivence. Seuls témoins de l’inquiétude qui affecte ce monde stabilisé, des drones animés de vitesse supersonique parcourent sans relâche les étendues liquides et les étendues glacées en quête d’informations. C’est qu’au fond de l’océan circule un courant contraire à celui qui peu à peu a solidifié la glace de la surface. Il est chaud et habité par des êtres en tout points opposés aux hommes-pingouins: les lucioles…
Hervé Laurent in plaquette de l’exposition La banquise à la galerie Andata/Ritorno, Genève, 2002